Le Canal du Midi
(Article ornithorynque : nos plumes mélangées, à deux mains mais une seule voix, celle de Fred, et les dérives de nos cerveaux.)
Ce que rêvaient nos esprits
Qu’imagine-t-on d’une terre, d’une ligne d’eau, d’un grand village, avant de le parcourir ? Comment se construisent nos vignettes mentales, et qu’est-ce qui les fondent ? On imagine, avant l’atterrissage, les lignes qui peupleront le prochain paysage. Il est doux ce sentiment de « juste avant » : juste avant les forêts, les Alpes, les canaux.
J’ai de la chance, ma découverte de la France s’est faite au travers des livres. Tout jeune, j’ai dévoré la série des Six compagnons écrite par Paul-Jacques Bonzon : leurs aventures se jouent surtout à Lyon, mais débordent partout en France. Un peu plus grand, je me suis plongé dans les romans et des pièces de théâtre de Marcel Pagnol (la trilogie des Souvenirs d’enfance, Jean de Florette et Manon des sources ainsi que les Marius, Fanny et César) qui peignent des tableaux émouvants du Midi de la France. Je me promène en rêve dans les villages alanguis, sous d’imposants platanes, à travers les récoltes changeantes des champs. Ce « Midi » aux frontières floues, qui a servi de décor à mon imaginaire d’enfant et d’adolescent, nous allons le parcourir sans presse et à vélo, d’Ouest en Est, le long de son fameux canal.
Nous entamons la route, j’évoque ces représentations anciennes et vives. Audrey aussi raconte, les images du Midi lui viennent de tableaux, tâches claires fondues aux souvenirs de lointaines vacances. Odeurs de lavande, courbes à l’horizon, peau brulée. Midi, c’est l’heure où la lumière est blanche et drue, arrosant les paysages de ses rayons chauds.
Son canal : elle le voyait du ciel, une simple ligne bleue, à son pourtour deux sillon pâles, mythiques chemins de halage où des caravanes de chevaux au pas, pompeux mais dociles, auraient fièrement traîné de rasantes péniches. La route aurait été douce, sans dénivelés ni secousses, certes un peu monotone mais ô combien propice aux plus vagabondes rêveries.
Avant le départ sur le trajet nous n’avions rien lu, rien cherché, rien appris : pétri de nos fantasmes, nous pensions tous les deux rouler sur une piste bien facile, toute droite et habillée peut-être d’asphalte ou de fine gravelle. On espérait même que ce ne soit trop fréquenté.
Cette vision naïve, partagée par bien d’autres cyclistes ayant déjà longé paisiblement les parcours linéaires de plusieurs pays ( salut le P’tit Train du Nord et le Canal de Chambly, les pistes claires de Hollande, d’Allemagne et des États-Unis) s’est émoussé vivement aux rebonds caillouteux de la route.

Un sillon agité dans les herbes folles
Le Canal du Midi aujourd’hui n’a guère en commun avec notre vaporeuse vision que la ligne bleue sombre de ses eaux. Loin de l’autoroute cyclable que nous craignions, nous retrouvons parcourir un chemin non aménagé, plein d’ornières et tourbe collante, rocailleux, chaotique et sans signalisation uniforme, les herbes hautes et les épines nous tatouant les jambes.
Pourquoi cette voie verte, si fameuse, n’est-elle pas davantage aménagée ?
Le Canal du Midi, construit au XVIIIe siècle, est depuis 1996 inscrit sur liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Il est donc très complexe de faire évoluer ce lieu protégé, figé dans un temps long. Certaines portions sont même encore interdites, et il faudrait théoriquement demander une autorisation des Voies navigables de France pour chaque passage !

Par ailleurs, l’ouvrage de Pierre-Paul Riquet est réputé pour ses majestueux alignements de platanes, leurs cimes courbées se croisant de part et d’autre de la voie d’eau depuis l’Empire. Or, les arbres souffrent d’une inexorable et vicieuse maladie, le chanvre coloré, qui les ronge et les mène à l’abattage. Alors le paysage change, il faut reconstruire, on plante doucement des espèces nobles et diversifiées, qui pour l’avenir empêcheront les épidémies de se répandre ainsi.


Cela produit donc un étrange décalage, entre la réputation immense cette route fantasmée,ce Canal entre les 2 mers que vante le Routard et qui attire les voyageurs, et la réalité brute d’un chemin débordé par une nature encore farouche, loin de la rumeur du monde, comme inscrit à jamais dans les siècles passés.
La lenteur qui nous happe
Après les fortes pluies (le printemps ici a été une longue tempête entrecoupée d’azur), le sentier est bafoué, criblé de trous, strié de noueuses racines pointant au ciel. Parfois, la voie disparaît pour n’être plus qu’un sillon embrassé par les blés, les graminées et essaims éphémères de pavots rouges (comme Gigi appelle joliment les coquelicots).

Le premier jour, sous le poids des bagages les vélos ploient, et s’enfoncent dans une marée de boue lourde et poisseuse qui achoppe notre course. Il faut mette le pied à terre, on dira plutôt « dans » la terre, s’arc-boutant sans force rivés au marécage, pour tenter de sortir la bête immobile de son épais limon. On cherche une esquive, on veut parfois abandonner temporairement ce sentier malmené. Ne trouvant ni route parallèle, ni voie de contournement, on se raccroche alors à notre détermination et aux beautés sauvages du lieu. Le soir, le front poisseux, les jambes griffées de ronces et les mains douloureuses, on s’écroule dans nos couches vers un sommeil de plomb. On se résout à parcourir le Canal lentement, à petites étapes de moins de 50 km par jour. Ce rythme retenu nous plait, les paysages changent et nous invitent aux pauses, à la contemplation. C’est un bonheur de rouler presque seuls, hors des circuits touristiques, le long de cet ouvrage humain où doucement la nature reprend ses droits, son chant et ses silences.
On se pose la première nuit près des écluses, pour un bivouac paisible dissimulé par la végétation. On bavarde souvent avec des éclusièr.es, le rythme lent de leurs journées nous tentent. Certains travaillent sur le Canal depuis des décennies, pour d’autres c’est la première saison. La mécanisation des gestes offre un champs nouveau de liberté, un espace à réinventer. Certains jardinent derrière les écluses et vendent des produits locaux, Joël confectionne de fascinantes sculptures de métal, une jeune musicienne apprend le portugais en vue d’un départ au Brésil.
L’itinéraire est peu balisé, aucune signalisation ne précise s’il vaut mieux continuer d’un côté ou de l’autre du canal, on hésite parfois, difficile de savoir pour quel sentier opter. On s’engage une fois ou deux dans ses impasses, rebrousse chemin, s’interroge.
La vieille cité de Carcassonne est belle mais c’est un drôle de choc : elle attire tant de touristes que cela donne le tournis après nos heures de quiétude le long du Canal. Hors de son coeur trop peuplé, nous passons une réjouissante soirée avec deux familles de cyclotouristes, généreusement invités à la dernière minute par des hôtes qui hébergeaient déjà des québécois, que par hasard nous avions déjà rencontré le matin.
En quittant Carcassonne, on sent la lente bascule entre l’Atlantique et la Méditerranée. La végétation se transforme, l’odeur de l’air aussi : c’est le début de la garrigue qui nous balance ses effluves de thym, de chèvrefeuille et de romarin, on avance sous les élancements de danseuses des grands pins parasols. Le printemps se fait plus sec, la silhouette trapue et argentée des oliviers avoisinera désormais celle des longs rangs de vignes.

La plaine de l’Aude nous offre un panorama inoubliable : les champs où s’étalent vermillons les hordes de coquelicots, des hameaux aux toits de tuiles, tâches terre cuite dans le verre tendre de la campagne renaissante, le blé sauvage caressant sur nos jambes la peau nue. Le panorama est encadré à gauche par la Montagne Noire, ultime frontière méridionale du Massif central, et la montagne d’Alaric plus loin à droite, annonçant fièrement les Corbières, au pied des Pyrénées, que l’on devine blanches et majestueuses. Le Minervois nous attire, on s’y attardera quelques jours, amoureux des collines, de la lumière et des âmes que l’on y croise.

Les dernières étapes se tracent au gré du vent. L’abattage des platanes a laissé dans la terre de béantes fractures, il faut rivaliser d’adresse pour contourner les cratères et ne pas plonger tout droit dans le Canal que longent des roseaux. On trinque au millième kilomètre dans le sable chaud Marseillan-Plage, c’est émouvant car c’est la toute première fois que je me baigne dans la Méditerranée. Au lendemain, on rejoint Sète par la longue voie verte du Lido : si proches les dunes et la mer, dans nos ailes la poussée d’une bienveillante Tramontane, devant la suite, à rouler, à écrire.
Toulouse-Sète sur le Canal du Midi, conseils et étapes
Vous l’aurez compris, c’est plus agréable en VTT ou en restant léger. Mais pour les cyclotouristes, quelques astuces rendront le trajet plus plaisant :
- Longer le canal d’Ouest en Est : c’est dans le sens du vent
- Prévoir des petites étapes : on s’épuise vite!
- Prendre son temps : c’est tellement beau
- Rouler en pantalon long et chaussures fermées : attention les ortie, les ronces, et les serpents
- Prendre le temps de choisir la route ( quand c’est possible) entre chemin près de l’eau et celui sur la butte.
- Papoter avec les éclusiers : ils connaissent de belles histoires, savent conseiller des itinéraires alternatifs quand le chemin est trop catastrophique, remplissent nos bouteilles d’eau, etc.
- Anticiper pour l’eau potable : vous l’aurez compris, le long du Canal on trouve peu de services, il y a quelques robinets mas il faut avoir l’oeil pour les dénicher.
Et avec des enfants ? C’est possible mais très dur, et à éviter avec une remorque, sauf sur certaines portions et peut-être en été quand les chemins sont secs. Mais il est relativement aisé de se reporter sur des routes.
Nos 5 étapes
(Au premier jour nous avons d’abord rejoint le Canal à Villefranche, en partant de Maurens pour une étape de 50 kilomètres. Et nous n’avons pas suivi le Canal entre Marseillan et Sète.)
- Villefranche-de-Lauragais (une quarantaine de km au S-E de Toulouse) à l’écluse de Guerre (à l’est de Castelnaudary) : 37 km
- Écluse de Guerre à Carcassonne : 42 km
- Carcassonne à Homps : 46 km
- Homps à Capestang : 46 km
- Capestang à Marseillan-Plage (via Béziers), puis Sète : 71 km
J’ai un peu l’impression de refaire Compostelle en vous lisant. Totalement différent, mais vraiment similaire à la fois. Ce genre de voyage, c’est une méditation pleine conscience qui fait nous rendre compte à quel point la nature est importante et prend sa place quand on sait s’y attarder et la regarder. Merci de partager tout cela avec nous.
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