Contrechamps

Le ciel moud son grain, petit matin livide aux nuages qui nous rincent. Fermer les yeux et rêver de clore une porte : on ne pédalera pas aujourd’hui.

Les nuits houleuses et les aubes dissipées ont eu raison de notre élan, asséché notre sève déglingué l’énergie. On rêve d’un temps courbe, il faut s’en accorder.

Pour la première fois depuis le départ, dans une petite bourgade croate on se dégotte un endroit juste à nous : un deux-pièces sans âme aux étroites fenêtres, repeint à neuf et rutilant, meubles en mélamine beige un peu cheap, cadres naïfs et plaques chauffantes. Le bonheur : un lit, un frigo, une douche. Peu importe le décor, après ces semaines à vivre dehors, entre ces quatre murs on se laissera bercer.

Deux jours. Lire, cuisiner sur du Bowie, se reposer. Quand la vacance ressemble à notre vie d’avant, et notre quotidien aux songes d’autrefois.

Caché à l’envers des songes se tisse la part d’ombre du voyage, le négatif de nos images. Je dresse pêle-mêle la liste des déboires ordinaires, en file indienne quelques idées, comme dans un inventaire à la Prévert  :

(avec en bas tout petit un astérisque qui confie : ce n’est que le début encore, à réfléchir et à compléter mes amis)

  • l’usure de la matière, et l’usure de nos corps ;
  • les frontières ;
  • les regards qui nous balayent, l’indifférence, le mépris  ;
  • les routes trop passantes, trop en pente, trop ardues ;
  • les chemins encore minés de Bosnie ;
  • la tente qui prend l’eau ;
  • l’alcool pour le réchaud que l’on ne trouve plus (les alternatives possibles nous agitent le cerveau) ;
  • les irrationnelles peurs quand on s’agite près de note bivouac ;
  • une fraude bancaire ;
  • l’objectif de notre réflex anéanti, après les secousses répétées des vélos sur le canal du Midi ;
  • les épouvantables six-huit voies pour arriver dans les métropoles ;
  • manquer d’eau, de batterie, de linge propre ;
  • compter les piécettes parfois, il faut tenir le rythme un an ;
  • se cogner aux travers du monde : le chaos, la misère, les décharges à ciel ouvert  ;
  • et se cogner à soi, ses doutes, son double.

Bagatelles, quelques infimes accrocs dans la voile qui nous pousse, lutter, en rire et en découdre.

Presque rien, car chaque montée bien rude garde son lumineux versant :

L’absence de langue commune nous oblige à explorer d’autres médiums pour tisser du lien : un dessin, quelques mimes, des sourires, un repas, un jeu ou une danse, le repas à préparer et le jardin à cultiver . La panoplie d’outils dont nous disposons pour échanger est vaste, et j’aime chercher dans le divers apparent un socle de références partagées, la racine commune entre toutes nos humanités.

La frugalité de notre vie nomade rappelle en contrechamps la richesse de notre existence d’avant. On fait le tri, écarte le fatras des besoins que l’on croyait impérieux et des aisances qui nous restent nécessaires. Chaque fois qu’un matin humide on manque d’une vraie douche, on sait que la suivante sera un vrai délice. C’est connu : quand on a peu, chaque brin de confort est un luxe qui apaise le corps.

Ne plus habiter nulle part, c’est savoir faire chaque soir d’un bout de terre la plus accueillante maison. Cette vie nomade induit un rapport nouveau à l’espace ; à l’étendue toujours mouvante de la surface que l’on parcourt ; mais aussi au lieu que d’un geste infime et symbolique on transforme en « chez-soi ». L’éphémère et pourtant essentielle « maison », au sens du « home » anglophone, c’est le carnet qui contient nos récits, une fleur ramassée qui danse dans une gourde, un souper partagé, les bras du compagnon que chaque soir on l’on retrouve. Un peu de grâce dans la disposition, le familier dans nos rares possessions devenues presque fétiches, les paupières closes sur un souvenir. Le voyage nous apprend à être bien partout.

Manquer de batterie, ne pas avoir de réseau, c’est se recentrer sur notre propre tempo. Noircir les pages de nos carnets, dessiner à la plume, méditer. Adopter un temps long, apprendre à vous manquer. Demain, nous entrons en Bosnie : désormais nous n’aurons plus de téléphone, ni d’accès à internet. Il nous faudra apprendre à glisser au présent, à se défaire de la multitude des possibles qui toujours se déploient. Renoncer, Être ici, pas-là-bas, manquer des grandes joies, des naissances, des fiestas. Avancer un peu à l’aveugle comme on vagabondait autrefois, opter pour une route sans regretter les vues splendides qu’aurait offerte sa parallèle.

Il y aura moins d’images partagées à la volée et de messages quotidiens, mais c’est certain demeureront les lettres (oh la joie du courrier), des récits, quelques dessins et des photographies.

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