Jusqu’où porte leur regard – Portraits

Bosnie-i-Herzégovine. Ici, sur ce territoire je ne dirais pas pays, dans les pentes courbes où vient trop tôt la nuit, et sous les éclairs qui comme autrefois les bombes zèbrent l’envers de leur ciel, ici, les gens ont une âme si vaste qu’en douceur ils nous glissent dedans.

Mladen, Dragica, Ali, Ljiljana, Nečko, Miroslav, Ivana, Selim, Meliha, Dragan, Meriem, Stojanka… j’ai plus de 30 noms en tête et garde ces quelques portraits, visages qui révèlent un peu l’horizon où portent leurs regards. Où va-t-on, maintenant : ça nul ne le sait.

On extrait quelques repères simples de la pelote nébuleuse et complexe que ces belles rencontres ont lentement fait rouler dans nos esprits curieux  : trois groupes, serbes orthodoxes, bosniaques musulmans et croates catholiques. À distance les uns des autres, il en faudra des jours encore pour peut-être rassembler ceux qui ont vu leurs familles périr sous les balles lancées d’un autre camp.

À nous, les autres, les étrangers paisibles, venus d’un lointain continent ( Mi smo iz Kanade, le neutre apaisant d’un pays que l’on croit de neige, de cohabitation possible entre les peuples immigrés et de coeurs gentils, ce que l’on ne dément pas) : le jardin accueillant, burek et café turc, une douche chaude, les pêches délicieuses et les légumes tout juste ramassés, tant de fois des soupers, des provisions pour la route, le fromage encore frais, des forces des forces les amis. Et surtout, le temps, le temps qu’on nous accorde alors qu’il faut courir pourtant, qu’il faut se livrer aux labeurs quotidiens pour ne pas y sombrer, pour ne pas trop manquer, tenir debout, tenir la route, avant peut-être se s’expatrier.

Et juste au bord de leur regard, cet horizon, ces falaises sublimes où la lumière s’égare, ses collines bleutées, ces prairies, ces vergers, l’émeraude du ruisseau qui s’élance des montagnes.

C’est beau, clignent nos yeux quand ils croisent les leurs.