« It’s complicated » – Bosnie-Herzégovine
Article écrit de concert par Fred et Audrey
« It’s complicated.» Premier soir après la frontière croate : Ljiljana, jeune serbe venant de terminer une maîtrise de droit, laisse souriante échapper cette formule qui concluera nombreux de nos échanges avec ceux qui habitent la Bosnie-Herzégovine.
Bosnie-Herzégovine ? Rien que ce nom, c’est compliqué. Dans la plupart des langues s’y glisse un petit « et », Bosnia i Herzégovina. On aura du mal à parler de pays pour désigner ce qui regroupe depuis la fin de la guerre 3 distinctes identités : la République serbe de Bosnie(où vivent surtout les Serbes, orthodoxes), la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (majoritairement peuplée de Bosniaques, musulmans, et de croates catholiques), ainsi que le petit district de Brčko dont personne ne semble se soucier.
Première heure en Republika Srpska : on hèle un homme juché sur un tracteur pour demander la route, et en un tour de main, nous voilà invités à camper dans le jardin des trois fermes familiales réunies. Dragica la mère improvise en notre honneur un souper avec leurs délicieux produits, pendant que Ljiljana, patiente et réceptive, se livre au jeu de nos questions.
Nous évoluons sur un territoire miné de la pensée, mais la jeune serbe aux yeux clairs prend le risque de creuser. Pauses, elle réfléchit, amène de nouvelles idées sans prendre un parti tranché. C’est un long et bel échange, presque une danse, où pour tenir ensemble sans risque de tomber, il faut aller doucement, se reprendre, s’écouter. Or, lorsqu’un saut nous élance, qu’une réponse franche entraîne une nouvelle interrogation, plus grande, plus délicate, sur la dernière guerre, l’exil, la chômage ou la place des croates, alors pointe l’inévitable chute : c’est vrai, « c’est compliqué ».
N’étant ni de valeureux explorateurs ni des journalistes aguerris, juste des esprits nomades et curieux, nous revenons alors sur nos pas pour emprunter des chemins plus apaisés.
Un plongeon dans l’article de Wikipédia avant d’entrer dans le pays annonçait déjà la nature complexe de la Bosnie-Herzégovine. Suite à la dislocation de la Yougoslavie, qui réunissait » les slaves du sud » dans une paix relative et une certaine prospérité (avec les dérives connues que le communisme a emprunté), éclate une sanglante guerre qui opposent les peuples Bosniaque, Serbe et Croate. Les massacres et les fosses communes, Sarajevo assiégée et bombardée pendant près de 4 ans, les Casques bleus impotents et l’OTAN menaçante, le tribunal pénal international et ses accusations de crimes contre l’humanité: le fléau de la guerre a encore une fois secoué l’Europe. Pourquoi? «It’s complicated.»
On nous dit que la violence a pris racine dans le terreau fertile des anciennes rancoeurs. Les Bosniaques, Serbes et Croates s’entendent sur au moins une chose : on ne s’aime pas entre groupes ethniques de la région. Un philosophe bosniaque avec qui on discute de longues heures s’emporte en déplorant le tribalisme des peuples des Balkans. Tribalisme? Vraiment ?! On s’offusque et lui assène tranquillement : «It’s complicated.»
La guerre ne se fait plus à coups de bâtons depuis maintenant quelques millénaires. Le démembrement de la Yougoslavie a laissé sa formidable armée, quatrième en puissance en Europe à l’époque, entre les mains des ultra-nationalistes. Avec ces terribles joujoux de guerre, les généraux et politiciens ambitieux avaient tout en main pour mettre à feu et à sang les Balkans, et tenir un siège de 44 mois autour d’une ville moderne comme Sarajevo.
On sent que les sillons de la haine sont labourés par un ressentiment entretenu de génération en génération. Pourquoi? «It’s complicated.». Serbes, croates et bosniaques ont appris à se tolérer, à vivre ensemble dans une relative paix. Mais lorsque l’on interroge tour à tour la trentaine de personne avec qui on a pu échanger, la réponse est claire sur le type de relations tissées : as-tu un ami de l’autre côté ? Non, pas vraiment. On se côtoie sans jamais se lier. Avant la guerre pourtant, serbes et bosniaques à Sarejevo partageaient des amitiés, les mariages mixtes se nouaient.
Les atrocités de la guerre occupent encore le coeur et les mémoires, il est trop tôt pour se réconcilier : let’s forgive, not forget, nous répètera-t-on plusieurs fois. Un nationalisme délétère gruge alors les esprits, et les héros des uns sont les bourreaux des autres.
Tous nos interlocuteurs s’entendent sur une seconde chose : la corruption des politiciens. Corruption financière, mais aussi morale : pernicieuse, évidemment. Sans considération aucune pour les terribles dérives d’un passé récent, les nantis continuent à jouer sur la fibre nationaliste. On n’apaise pas, on attise. Trois groupes ethniques, trois présidents, l’équation est aussi simple que navrante : trois fois plus de politicailleries et de manipulations. On questionne un ancien soldat serbe de Bosnie sur la possibilité d’une autre guerre inter-ethnique. Ses yeux se troublent, c’est qu’il est loin d, avoir trouver l’apaisement encore : son grand-père et son père n’ont eu d’autres choix que prendre deux fois les armes, lui s’est battu dans les années 90. Le conflit a enflammé en lui un douloureux ressentiment, et d’un sourire il élude l’impossible question. Un «it’s complicated» silencieux.
Au temps (béni) de la Yougoslavie (oh l’ironie, mais les vieux parfois nous confient leurs regrets de l’âge d’or), tout le monde dialoguait en Serbo-croate, langue commune aux Serbes, Croates, Bosniaques et Monténégrins. Maintenant, on prend soin de séparer les 4 langues. Est-ce que vous parlez le… le quoi? On ne sait jamais exactement quelle question poser. « C’est compliqué ». La différence entre ces 4 nouveaux idiomes ? Surtout politique et identitaire, sinon pas plus de dissemblances qu’entre l’anglais américain et néo-zélandais. Neno, notre guide bosniaque a Sarajevo, nous raconte en riant que les jeunes qui émigrent à l’étranger peuvent maintenant enfler leur CV d’une ligne polyglotte pour impressionner les employeurs : bosnien, croate, serbe, plus l’anglais et l’allemand.
C’est qu’ils sont nombreux ceux qui quittent le pays dans l’espoir d’un travail mieux payé. Un troisième point sur lequel les Bosniens s’entendent: l’économie est anémiée. Le taux de chômage serait de 65% chez les jeunes dans la capitale. Deux sur trois, nous confie-t-on le coeur serré. L’économie s’embourbe à cause des politiciens corrompus, et d’un élan « moins productiviste » que dans le reste de l’Europe, ajoutent souvent nos interlocuteurs. Alors que faire quand on a 20 ou 30 ans ? On part, on s’exile dans l’espoir d’une vie meilleure, mais par vagues régulièrement l’on revient au pays pour les vacances : ce que l’on trouve ailleurs, c’est un emploi, mais le quotidien parfois garde une note amère.
La « qualité de vie », ou plutôt sa douceur, on la retrouve sous les vignes grimpantes de la terrasse familiale, la saveur de l’été ce sont ces fruits, le miel des desserts, et le temps que rien ne presse. C’est compliqué, de faire des choix. Il faut bon vivre ici, on le sent et on nous le confie. Le taux de criminalité est particulièrement bas pour un pays où le salaire moyen avoisine les 300 euros. On ne parle pas de « précarité », car il y aura toujours une main tendue pour tresser sous les corps affaiblis qui se dérobent un solide filet : on s’entraide, on cultive, on bricole avec une grande ingéniosité. Le monde capitaliste ne s’est pas encore infiltré assez profondément dans les villages pour aliéner les êtres à la lumière bleue des écrans : forts de savoirs centenaires et soignant chaque jour leur beau lopin de terre, les familles façonnent les ressources de leur riche terroir pour disposer toujours de l’essentiel : un immense jardin, quelques poules et des chèvres, un maison et des meubles que l’on a souvent bâti de ses mains, de l’eau potable et un morceau de ciel.
Et si quelques fois on s’afflige de voir à l’ombre d’une forêt la fumée noire d’un monticule de plastiques et de pneus que l’on a fait brûler, on sait qu’à l’échelle du pays la pollution est moindre, et se réjouit de traverser montagnes et bosquets sans se cogner jamais à des usines grises, banlieue sommeil et autres enfants tristes de l’urbanisation. On se dirait presque que tout est possible encore, que le pays pourrait doucement changer de direction, sans foncer tout droit dans l’impasse rugissante du « progrès », de la « croissance » et de la mondialisation ». On voudrait leur déclarer comme c’est précieux tout cela, l’eau limpide des rivières, les potagers florissants, la terre noire et fertile, l’espace clair et le temps. Mais c’est compliqué, évidemment, et l’histoire se répète, c’est la modernité qui danse aux reflets des écrans, grosses voitures et salons rutilants, iPhones, boutiques et l’odeur de l’argent, bien sûr martelée en boucle la rengaine des capitaux malmène les coeurs tendres qui ne rêvent que de partir en Allemagne ou aux États-Unis,
C’est compliqué, c’est beau aussi, simple comme ces soirs de juillet qui s’étirent à l’infini, comme l’accueil que l’on ne nous refuse jamais et les visages paisibles qui nous sourient, comme la table branlante qu’on cale d’un geste assuré et qui se remplit d’une gigantesque quantité de mets, comme nos patiences joliment assemblées pour parvenir à échanger. Comme ces heures singulières, rares et généreuses, comme quelque chose qui ressemble à la paix.

Bonjour les voyageurs, je vous croyais perdus en Iran ou? La dernière fois que je vous ai lu je vous voyais en Turquie . Contente de vous savoir en route, quelle direction? Je suis très contente d’avoir de vos nouvelles, je vous li avec beaucoup de curiosité et de plaisir. Au Québec l’hiver est déjà là, horreur c’est trop tôt, mais …. où serez vous à Noël? Vos projets pour les temps froids? Portez vous bien. À bientôt
Envoyé de mon iPad
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