L’esprit d’un voyage courbe

Premier fragment d’une série d’articles, qui liés ensemble tisseront une réflexion souple et ouverte de notre vie cyclo-nomade.

 

Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques ares, quelques arpents: minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables.

Perec, Espèces d’espaces,1974.

Fils rouges, lignes de failles. Entre ce qui nous guide et ce qui nous contient, les moteurs de notre élancement (en dedans) et ses inévitables freins (au dehors), comment compose-t-on l’itinéraire d’un voyage au long cours ?

Les formes qui orientent le déploiement nomade sont infiniment variables. Certains dans l’empilement fantastique des kilomètres repoussent les limites de l’épuisement, et tracent autour le globe une boucle parfaite. D’autres s’en tiennent fermement à l’usage d’une bicyclette, par lucidité face au désarroi écologique, défi ou goût du jeu, naviguant admirables jusqu’aux confins d’un ou deux continents en refusant l’avion. D’autres encore inventent de savantes arabesques pour relier ensemble les destinations lointaines qui les font tant rêver, quitte à s’arc-bouter dans les airs pour sauter dix fois par dessus l’océan.

Nous n’avions qu’une direction : l’Orient. De mon village natal au progressif dépaysement, partir des mondes familiers et vers l’est inconnu tout doucement rouler. Des esquisses de routes et quelques désirs mis en plan.

Et, pour rééquilibrer la donne face aux infrangibles murailles qui se dressent et jugulent la candeur de notre élan (la mer, la neige, la guerre, les visas qu’on n’obtiendra pas), sauter au besoin dans un vieux wagon, s’arrêter pour un mois ou changer de direction.

Au demeurant : la souplesse comme seule loi. Ne rien s’imposer de trop rigide ou de définitif, et se plier à la marche du monde qui dicte son propre tempo.

Nous ne cherchons pas l’adrénaline des intrépides aventures, ni ne collectionnons avidement les paysages spectaculaires. On aime avancer vers l’inconnu, sans s’abreuver auparavant de ce foisonnement vertigineux d’informations qu’Internet a rendu disponibles. Tant pis pour les “incontournables” tant de fois cités : c’est plus doux de s’en tenir à cette avancée lente et courbe, avec parfois le sentiment de défricher, et cette joie immense de tomber par hasard sur les merveilles que l’on ne cherchait pas : routes panoramiques désertes dans les Balkans, le tumulus où serait enterré le roi Midas, vallée isolée du coeur de la Cappadoce et cette grotte suspendue où l’aube nous caresse. 

On apprend à adopter une route sans regretter la grâce d’une voie parallèle : “manquer” la superbe mais si touriste côte croate pour entrer doucement dans les terres et traverser la Bosnie méconnue qui nous prendra au coeur, garder la grâce de la Mer noire pour un autre périple hors-saison, et parcourir des semaines l’immense coeur de poussière, d’ocre et de silence de la Turquie.

Aller doucement, vivre à contre-courant des pulsations qui autrefois pouvaient ordonner le cours de nos existences, se défaire du « plus », du « mieux », de la quête d’intense : oh comme cela m’est difficile parfois. L’école de la longue route à vélo prodigue pourtant ses leçons : épousseter la fatigue, accepter la lenteur, le vide, le même paysage parfois jusqu’à l’infini, qui dans son apparente parcimonie nous enseigne à trouver le beau dans un détail, une ombre, la nuance nouvelle du sable, la silhouette noueuse d’un arbre esseulé.

Accepter ce qui survient, au présent. Sans anticiper. Attendre que les choses se présentent à nous, et saisir la chance au vol quand elle nous tend la main. Ce voyage demande un lâcher-prise qui m’est nouveau, ardu parfois. Et un changement de paradigme : cesser un instant de vouloir intervenir sur le monde, agir (par l’art, l’engagement social, la transmission de connaissances, tout ce qui dans ma vie fait sens…), pour se laisser peu à peu transformer par lui. 

Ce qui demeure, tisse le lien : mon insatiable curiosité pour les innombrables visages de l’humain, ses gestes, ses langues, ses craintes, le divers et le commun.  Et ce sont les rencontres qui jalonnent et donnent du sens à notre longue route. Qui nourrissent nos pensées, infusent de la lumière et fléchissent la courbe du trajet.

Chaque jour aux lueurs tombantes, comme un rituel l’on consigne dans nos carnets de cuir la dingue beauté des paysages, les détails d’une mosquée, les couleurs d’une aube qui nous a renversés, mais sans ces relais de papier la mémoire déjà flancherait un peu. Tout s’étiole et se superpose, les horizons italiens paraissent déjà loin, la tendresse verdoyante de la Slovénie prend parfois les contours des collines de Bosnie, les semaines dans les plaines anatoliennes se ressemblent : on en garde l’émotion, quelques réminiscences flottant comme le souvenir d’un rêve, mais la chair même de la quête c’est l’escale, le croisement. L’alliance soudainement possible dans l’espace comme dans l’esprit avec celui ou celle que sans l’improbable cheminement de nos cycles nous n’aurions jamais pu croiser.

(…) découvrir ce que l’on n’a jamais vu, ce qu’on n’attendait pas, ce qu’on n’imaginait pas. Ce n’est ni le grandiose, ni l’impressionnant; ce n’est même pas forcément l’étranger : ce serait plutôt au contraire le familier retrouvé, l’espace fraternel.

Perec, Espèces d’espaces,1974.

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