Le bâton de bambou

Aucun animal n’a été blessé dans les petites histoires qui suivent.

Parcourir les routes du monde à vélo nous offre un contact direct avec l’environnement et la population. C’est une belle liberté que de voyager à deux roues. En revanche, cette exposition génère parfois un sentiment de vulnérabilité face aux éléments hostiles qui peuplent notre planète.

Comme les rats, les chiens fous de haine pour les cyclistes sont présents partout où l’homo sapiens s’est installé. Dès les premiers jours en France, nous avons compris que nous aurions à composer avec cette nuisance pour le reste de notre voyage.

À partir des Balkans, plus spécifiquement dans les campagnes de Bosnie, et ce jusqu’à l’extrême Orient, la férocité des chiens n’est plus retenue en laisse, ou du moins contenue par une clôture, comme c’est souvent le cas en Europe occidentale. Que l’animal soit errant ou non, seul ou en bande, minuscule ou immense, chaque rencontre avec l’espèce canine est teintée de méfiance.

Pour nous défendre, nous alternons plusieurs techniques. Celle de la menace du bâton est la plus universellement comprise; celle du revolver-jouet qui pétarade n’est pas mal non plus, sauf qu’elle peut créer de la confusion parmi les humains. Depuis lors, j’ai toujours avec moi un bâton.

Au fil de nos aventures, il m’arrive souvent de l’oublier sur le lieu de nos bivouacs; à chaque fois, un chien agressif me rappelle d’en trouver rapidement un nouveau.

Parfois, comme dans les jeux vidéo, un upgrade s’offre à moi. En Turquie, un monsieur plein de sollicitude (avec lequel nous avons parcouru quelques dizaines de kilomètres à l’arrière de son pickup), trouvant ridicule mon petit bâton en bois, m’en offre un en fer. Celui-ci, je l’ai oublié dans le sous-sol d’un vigneron amateur de Tbilissi.

Le seul chien qui n’a pas essayé de nous intimider. Svanétie, Georgie.

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Asie du Sud-Est, me voilà encore orphelin d’un bâton. En grimpant les indomptables pentes du nord de la Thaïlande, à quelques kilomètres du Myanmar, mon regard obscurcit par la sueur salée de mon front s’accroche à une longue tige dans les fourrés. Toutes les vertus du bambou me viennent subitement à l’esprit: droit, léger, résistant… Voilà ma nouvelle arme de samouraï!

J’inspecte bien le sol et les branches pour éviter une rencontre impromptue avec un serpent, attrape la tige que je casse en une longueur semblant acceptable. Les petites branches et les protubérances qui l’hérissent font toutefois obstacles au bon maniement de l’arme de dissuasion.

Un peu plus loin, Audrey et moi nous arrêtons dans un monastère pour prendre une collation. J’utilise notre petit couteau pliant — à notre grand désarroi, on l’a perdu depuis — afin d’égaliser le bâton. La tâche est ardue, la lame étant bien trop petite et le bambou bien trop coriace. Las, j’abandonne mon labeur pour explorer les lieux.

L’endroit est bien entretenu et semble donc habité, quoique je ne rencontre personne. Sous un bâtiment sur pilotis, je trouve une vieille machette toute rouillée avec laquelle je retourne raboter mon bâton. Le fracas des coups de la lame sur les fibres denses du bambou fait soudainement surgir un moine hirsute, qui insiste à nous offrir du café. Il disparaît aussi vite qu’il est apparu, nous laissant avec les idoles dorées et plusieurs sachets de café instantané accompagnés d’une bouilloire pleine d’eau frétillante. On le déguste avec la lenteur courbe du voyage au long cours.

Soudainement, les chiens hurlent avec férocité — ces bêtes de monastères sont reconnues pour leur animosité: un pickup entouré d’un nuage de poussière entre à toute vitesse dans la cours du lieu sacré. Un jeune couple sort du véhicule, salue dévotement les Bouddhas géants qui gardent le temple. Notre moine apparaît encore une fois on ne sait d’où pour préparer une petite cérémonie à laquelle nous sommes conviés avec chaleur.

Chant hypnotique, gestes rythmés, on participe au rituel comme des membres de la communauté. Sitôt la cérémonie terminée, le moine se volatilise à nouveau, le couple regagne le camion. Encore surpris par ces allées et venues précipitées, on laisse une petite offrande avant de reprendre les vélos. Je n’oublie pas mon nouveau bâton gisant au milieu de ses copeaux, parfaitement lisse et affûté.

Est-ce que le bâton est efficace contre les éléphants?

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Montagnes plantées de thé. Montée vertigineuse où, en danseuse et le torse penché vers l’avant du vélo, je risque à tout instant de m’empaler sur mon bâton qui, finalement, se révèle être un peu trop long. Fatigués de lutter contre la gravité debout sur les pédales, nous nous résignons à pousser les vélos pour une éternité.

Après nous avoir doublé, un pickup transportant une petite famille radieuse s’arrête devant nous: on nous offre un lift! Exténués, nous acceptons sans une seule hésitation. Nous faisons vite, la courbe et la pente rendant périlleux l’arrêt du véhicule sur le bord de la route. Nous démontons à la hâte nos sacoches, sécurisons les vélos dans la boîte du camion, lançons les sacs, et intercalons dans ce bardas le précieux bâton.

Nous sommes assis sur la banquette arrière du véhicule, tout puants de nos efforts, heureux de l’air climatisé. À côté de nous, une thaï enthousiaste nous explique avec des gestes appuyés qu’elle est massothérapeute. La jeune femme assise devant nous a une tablette connectée en permanence sur Facebook. Elle s’exclame avec excitation devant les likes qui s’empilent sous une vidéo de nous lançant nos sacoches dans la boîte du camion. Des gifs Nice job s’accumulent dans le fil des commentaires. Le conducteur, son mari, est un joyeux thaï habitant Bangkok, en visite chez sa sœur plus âgée, notre voisine de banquette.

Tout en nous offrant des fruits séchés en quantité industrielle, on nous invite à la maison familiale. Évidemment nous acceptons, même si on ne saisit pas bien où ils habitent.

Deux heures de route plus tard, à plus de 150 km d’écart de notre itinéraire initial, nous entrons dans une coquette maison de bois. La propriétaire des lieux nous installe dans sa salle de massothérapie, puis confie nos vêtements épouvantablement sales à une voisine, prénommée Djin, pour les laver. Nous apprendrons plus tard que cette dernière est prisonnière de son corps: née garçon, elle se sent plutôt femme.

Tout se déroule sans que nous sachions vraiment ce qui se passe, n’ayant pas de langue en commun. Djin maîtrise quelques mots d’anglais, Audrey quelques mots de thaï; le reste est confié aux aléas de Google Translate. On apprend à lâcher prise et à faire confiance.

Après une douche plus que bienvenue, notre hôtesse nous retrouve dans la chambrette avec huile et pierres chaudes. En concomitance, nous avons chacun droit à un massage vigoureux des pieds et des mollets, complété par la chaleur relaxante des pierres brûlantes posées un peu partout sur nos corps. Bonheur!

Après ce moment de détente, on rejoint nos hôtes sur la terrasse, assis en cercle sur des nattes disposées à même le sol. On se sert à la bonne franquette dans un plat communautaire chauffant: un bouillon odorant repose dans un petit bassin circulaire dans lequel on plonge des légumes, qui entoure une demi-sphère métallique et bosselée sur laquelle cuit la viande tranchée très mince. Le repas serait incomplet sans les tournées de sticky rice qu’on roule entre les doigts avant de le tremper dans une sauce, ou d’attraper un morceau de légume.

L’ambiance est festive et amicale. On prend des selfies, on s’échange des bracelets de bénédiction. La bonne humeur et l’amabilité de nos hôtes gonflent nos cœurs d’émotion. Ce soir-là nous nous endormons avec le sourir estampillé sur le visage.

Le petit déjeuner du lendemain est aussi confus, joyeux et copieux que le repas de la veille. On se quitte les larmes aux yeux, avec de grands gestes d’affection. Ce bain d’émotions m’a presque fait oublier mon bâton de bambou: c’est notre hôtesse qui me le remet au moment de donner le premier coup de pédale.

Nous nous dirigeons alors vers le Laos, en s’inventant un nouvel itinéraire.

Repas festif!

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Nord du Laos. Fatigués, nous nous arrêtons tôt en après-midi dans un monastère propret, tenu par un seul moine. Monk Bounthay nous accueille avec une profonde gentillesse et une vraie simplicité.

Des enfants balayent la cour. Une grosse vache ose s’aventurer dans le monastère; ils la chassent en l’effrayant. Plus tard, après avoir monté le campement dans le temple, j’aperçois la vache fugueuse qui revient. Je prends alors mon bâton et la pourchasse au travers du wat. Je retourne au campement, le torse bombé, très fier de ma contribution au bon ordre des lieux.

Le lendemain matin, après un appel du gong assourdi, débarquent plusieurs petites dames transportant de la nourriture. Elles s’installent tout près de nous, alors que nous sommes entrain de petit-déjeuner à côté de notre tente.

Arrivé en catimini, assis sur une petite estrade, Monk Bounthay se met alors à psalmodier une litanie mélodieuse. Le bol de gruau à la main, Audrey et moi nous regardons incrédules par dessus nos cuillères suspendues. On se retrouve malgré nous en plein cœur d’une cérémonie d’offrande, n’ayant aucune idée de la bonne attitude à adopter.

La cérémonie terminée, le moine entame son repas en bavardant avec les femmes, nous offrant du café et des algues séchées.

Monk Bounthay nous accueille avec chaleur dans son monastère.

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Dans les montagnes du nord du Laos, loin de tout, on croise des villages perdus, absents de la carte. Notre passage stupéfie, un peu comme si des extra-terrestres déambulaient sur la rue Sainte-Catherine, à Montréal: regards médusés, bouches entrouvertes des vieux aussi ébahis qu’édentés, réaction hystérique des enfants concourant entre eux pour le plus fort et lyrique sabaïdieeeeee! Parfois un gamin se met à hurler d’effroi en voyant ces deux falang passer près de lui sur leurs montures roulantes sans moteur.

Dans un de ces villages de bout du monde, un attroupement monstre se crée autour de nos vélos surchargés lorsque l’on s’arrête pour acheter une demi-douzaine d’œufs.

Nous pédalons ainsi en plein cœur d’un documentaire du National Geographics: costumes traditionnels, maisons sur pilotis, cuisine en plein air sur feu de bois. La frugalité pure, imposée par la pauvreté. On observe autant que nous sommes observés.

Un orage épouvantable nous surprend soudain: la pluie diluvienne rend la route impraticable. En voyant se déverser ces milliards de litres d’eau, on comprend mieux maintenant l’intérêt de construire sur pilotis.

Une femme nous invite à nous abriter dans sa cabane. La charpente, le toit, les murs, tout a été construit en bambou…comme mon bâton de guerrier! La souplesse du bambou déroulé rend le sol confortable sous les fesses.

La pluie ne donne pas signe de répit et l’après-midi s’étire lentement. On ne pourra pas dormir dans cette petite maison d’une pièce. Ils sont au moins cinq à y vivre à l’étroit dans une grande précarité; on ne va pas les surcharger de notre présence. Et, avouons-le, le rat mort suspendu à une poutre près du foyer où l’on cuisine en attendant d’être âpreté ne nous donne pas vraiment le goût d’être invités à manger.

Un peu plus haut sur la route, je repère un petit bâtiment en dur, le seul du village. Sa construction est presque achevée: le toit en tuiles ainsi que les murs et le plancher de béton offrent un abri idéal aux cyclonomades. Sa vocation sera sûrement d’être un lieu d’ancrage pour le parti unique, présent partout sur le territoire communiste.

On s’installe dans la pièce fermée, probablement le futur bureau du représentant officiel du parti. Doux sentiment d’imposture. Des voisines et leurs enfants s’approchent de notre abri, l’air curieux. Pendant que je monte le camp, elles enseignent à Audrey quelques mots de laotien à l’aide d’un vieux cahier d’exercices. La scène est touchante à regarder.

La fenêtre encore dénuée de vitrages présentant une ouverture béante et l’orage crachant vent et pluie à l’intérieur, je transforme mon bâton de bambou en une tringle de fortune. Accroché au linteau, il supporte notre grande bâche qui ainsi voile d’un rideau notre intimité.

Se sentir loin de tout, au bout du monde.

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Fin d’après-midi, encore dans les montagnes, le soleil amorce sa rapide descente vers l’ouest. Nous entamons une délicate descente sur une route en mauvais état, plongeant avec raideur après un col épuisant. Une crevaison tenace nous force à arrêter pour la nuit. Par chance, nous sommes à côté d’une source d’eau. Juste au moment de monter la tente into the wild, des paramilitaires nous abordent, fusils d’assaut en bandoulière. Ils sont curieux, les échanges sont cordiaux. Ils repartent comme si de rien n’était. On s’interroge: pourquoi y a-t-il des militaires qui patrouillent à cette heure tardive ?

Un peu craintifs de passer la nuit dans la jungle, nous gardons près de nous le bâton… potentiellement l’arme idéale pour nous protéger des tigres, serpents, crocodiles et autres bêtes féroces du sud-est asiatique!

Nous nous réveillons au petit matin après la plus paisible nuit depuis longtemps.

Un réveil radieux, perdus dans la nature.

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Nous ne sommes pas les seuls cyclistes à parcourir le monde équipés d’un bâton. En Thaïlande, un couple de cyclo-nomades lituaniens frôlant la perfection en tout, beaux comme des dieux, nous montrent leurs armes astucieusement bricolées de bâtons de marche et de bidules en plastique piochés au rayon plomberie. L’ensemble est esthétiquement réussi et offre trois fonctions: arme défensive, support pour vélo stationné et canne de randonnée. Une pointe de jalousie me pique alors le coeur.

À l’opposé du spectre de l’élégance ingénieuse, au moment de quitter le monastère laotien où j’ai chassé la vache, on rencontre un nomade sud-coréen à deux roues. Pédalant un vieux vélo de montagne et affublé de vêtements dépareillés, il nous montre avec fierté son support pour GPS fait de morceaux de 2×4 cloués et vissés, l’appareil de navigation étant retenu par des bandes élastiques récupérées dans les poubelles. À la mention du bâton, il se retourne pour attraper son arme accrochée à son porte-bagage arrière; il nous refait face en tenant un immense gourdin, de la taille d’un poteau de téléphone. Nous avions trouvé l’antagoniste des demi dieux lituaniens!

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À la recherche d’un lieu où bivouaquer, nous tombons sur une station-service en construction perchée sur une petite colline. Une grande pièce vide accueille notre tente, nos vélos et nos onze sacoches. Le bâtiment jouxte une fermette où circulent librement d’énormes cochons au comportement aussi bruyant qu’étrange.

Notre pièce est équipée d’un évier encastré dans un comptoir, faisant alors un merveilleux coin cuisine. Ce luxe inouï nous emballe. Le soleil se couchant tôt, nous devons cuisiner sous la lumière de notre lampe d’appoint. Au dessus de la fenêtre surplombant l’évier se trouve un linteau percé d’arabesques géométriques. J’ai la brillante idée d’y insérer mon bâton de bambou, le transformant en support pour notre lampe. Le poids du bâton, pivotant sur un motif du linteau, contrebalance celui de la lampe.

Satisfait de cet assemblage lumineux, je commence à préparer le souper. J’allume le réchaud, y dépose la casserole pleine d’eau et, en attendant, prépare le riz et les œufs — qui constituent la base de notre alimentation au Laos. Impatient et affamé, j’ouvre constamment le couvercle afin de voir si l’eau bout. Parvenant à peine à voir l’intérieur de la casserole dans cette pénombre, je bouge un peu la lampe le long du bâton. Au troisième déplacement, au moment même où l’eau commence à frétiller, je sens le bâton lisse comme une fesse de bébé glisser le long du mousqueton retenant la lampe; le point de non-retour a été atteint: le bâton bascule et tombe de l’autre côté du mur. «Merde mon bâton!»

Merde… c’est le cas de la dire. Je contourne le bâtiment pour buter contre une clôture infranchissable, et aperçois au travers des planches mon précieux bâton de bambou, gisant dans du purin de porc vaseux. Irrécupérable.

J’ai dû faire le deuil de ce bâton qui nous a si bien accompagné au cours de ces petites aventures. Mais rassurez-vous, il a depuis longtemps été remplacé.

Bivouac luxueux.

  1. Salut Fred. Que de souvenirs inoubliables vous allez ramener avec vous! mais où allez vous mettre tout ça? Hâte de vous voir…Je profite de ce petit mot pour vous dire que j’ai rencontré les journalistes-réalisateurs d’Ushuaia TV pendant 3 heures chez moi il y a quelques jours. Ils sont intéressés par le sujet (Déracinement-Phare…et votre voyage). Il n’est pas impossible qu’ils aillent vous filmer pendant votre périple (si vous en êtes d’accord) et ce serait d’ailleurs peut-être par votre voyage qu’ils commenceraient. Ils ont également été très intéressés par le symbole de votre fin de voyage qui se terminerait chez moi et qui serait le point d’achoppement de notre projet commun…Ce serait super non? Bonne suite et bises à Audrey

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