La route du Pamir – Premiers émois.

Quitter Och, tracer la voie vers les hauteurs, les sacoches pleines, l’esprit solidement ancré au désir ancien de s’élever sur ce chemin mythique, tant rêvé, décrit et craint par les nomades et les aventuriers.

La ville laisse vite derrière nous sa rumeur et ses fumées. Les arbres déjà se teintent d’une robe automnale, l’air est plus frais, et l’on croise des dizaines de troupeaux que de lentes transhumances ramènent lentement des hauts plateaux déjà enneigés vers des climats plus doux. Les bergers, dignes et rieurs sur leurs chevaux au pas, nous saluent étonnés de nous voir prendre le chemin inverse de ce que dicte le bon sens d’une vie accordée aux saisons.

Dans le village où nous nous arrêtons pour la nuit, pensant camper dans la cour de l’école, nous sommes vite alpagués par un groupe d’enfants aussi amusés que curieux, avec qui je passe une heure à jouer pendant que Fred répare le filtre à eau qui ne crache plus qu’un trop mince filet. Un jeune homme nous invite à prendre le thé dans sa petite ferme, puis nous propose de dormir dans la pièce commune, ses yeux bruns ourlés de longs cils reflètent une tendre bonté. Lorsqu’on comprend que la famille déroule au soir les matelas pour s’entasser dans l’unique pièce, on décline poliment, et s’installe dans la cour, sur le takhtan. Cette petite estrade de bois carré recouverte de tapis est très commune en Asie Centrale : installée devant les maisons, agrémentés de jolis coussins moelleux, de tissus brodés et d’une table basse, elle sert parfois de lit extérieur, plus souvent de salon où l’on prend le thé, mange, bavarde, elle est de ces lieux où l’on apprend à suspendre la course du temps.

En sirotant un enième chaï, on observe la vie du village et bavarde avec les habitants. Encore une fois, il n’y a pas l’eau courante dans les maisons, et tour à tour les enfants du voisinage se succèdent à la pompe, puis portent de leurs bras fluets les seaux de fer lourdement remplis, à deux parfois pour les plus petits, dodelinant malhabiles sous le poids de la charge jusqu’à leur logis.

La fille de nos hôtes, Anara, ne me quitte pas d’une semelle. Je dessine rapidement son portrait, elle court le montrer à ses amis qui débarquent aussitôt, valsant entre l’excitation et la timidité. Ils ne parlent presque pas russe, encore moins anglais, alors j’essaye hardiment quelques mots de turc (proche du Kirghiz) qui les font rire quand par hasard je vise juste. Le brouhaha se dissipe dès que je recommence à dessiner, les yeux ronds et presque stupéfaits, chaque enfant patiente pour cueillir son portrait, commentant au fur et à mesure l’avancée de mes traits, ravis de voir naître aussi la bouille des copines sur le papier.

Le lendemain, alors que l’on allait s’attaquer au premier col d’une longue série, un couple de cycliste polonais nous hèle chaleureusement et nous invite pour le goûter. On partage pain frais, confitures, et fruits séchés, ainsi que nos questions et nos projets pour la route à venir. Après cette pause bienfaisante, on décide de continuer la route ensemble, et on trouve vite un rythme commun pour avancer, s’encourageant dans les passages les plus ardus de la montée, fredonnant ensemble dans la longue et grisante descente qui nous donne un si formidable sentiment de joie et de liberté… même si l’on sait qu’il reste encore plus de 4000 mètres de dénivelé positif et qu’il faudra donc bientôt tout remonter !

Après un joli bivouac au bord d’une rivière, feu de camp et rêves entremêlés, nous entamons l’ascension vers le col Taldyk, à 3588 mètres. La route est encore bien asphaltée, elle s’élève puis redescend en bosses successives, dans un fascinant jeu de dévoilement qui nous plonge et nous extrait sans cesse du monde traversé : canyons féeriques, vallées herbeuses aux fleurs ébouriffées, en contrebas le lit déserté d’une large rivière balayé de quelques rayons d’argent, plus loin encore les lignes pourpres, brunes, vertes qui strient le flanc d’une butte renversée. On se perd dans la vision de ses strates vieilles de millions d’années, surplombées par les silhouettes trapues de monts isolés, tout en pics, écailles de cendre ou de glaces éternelles, et la fatigue peut bien doucement s’évaporer.

Le soir, on installe le campement derrière les maigres arbustes d’un champ battu par les vents. La vue est incroyable, roches blondissantes, forêts lointaines et crêtes enneigées, mais il fait vite si froid que l’on choisit de se réfugier dans nos tentes respectives pour manger. Pour nous la scène s’est tant de fois répétées depuis l’Himalaya et les hauts plateaux kirghizes ! Malgré l’étroitesse de notre modeste refuge, on y est bien, et on invente tour à tour les usages d’un quotidien mouvant : salon aux heures de pluie, lieu de repos et de méditation, cuisine si souvent, salle de bain quand dehors le froid mort le corps mis à nu, douce chambre, évidemment, cabane pour les bambins curieux, atelier quand le soir vient et que sur les genoux tanguent nos carnets.

Aurore : je retrouve avec bonheur le ciel bleu vif de ma saison préférée, tout s’écoule et se donne, on roule entre les symphonies secrètes des arbres rougissants et des poèmes que les falaises fauves au petit matin entonnent. Vivre dehors, camper, habiter mieux son corps, parcourir ce pays adoré. C’est fabuleux, intense, le présent est cadeau, on s’en saisit avec une allégresse que rend plus dense encore la profonde reconnaissance qui oriente notre traversée. Comment décrire cette félicité, cet ancrage à la terre que l’on parcourt, ce sentiment de gravité, comme une roche enfouie au creux de soi que laisse la beauté, de poids sans pesanteur.

Plus tard, dans les innombrables lacets qui mèneront au col, Il y aura encore des vertiges et des douleurs, mais jamais l’envie de s’arrêter. Quand c’est le corps qui peine, toujours l’esprit prend le relai. Et puis la joie, longue et fuselée, cette gymnaste plus gracieuse que jamais, qui nous attrape l’âme et nous fait cabrioler à plus de 3500 mètres, poumons crevés et muscles brûlants, mais peu importe tant que l’on debout vivant et au sommet, c’est dingue toute cette fichue beauté, I can’t believe it, this is so crazy beautiful, Pawel Basia Fred et moi les yeux écarquillés, montures au sol, gambadant sur la route que l’on a tant peiné à monter, un premier col, puis le second après une superbe vallée, et enfin l’horizon majestueux qui nous arrachera un cri de stupeur émerveillée : la silhouette sculpturale, immense, souveraine, de la chaîne Transaltaï enneigée.

Devant les courbes blanches du pic Lénine se mettre à pleurer. Rien que pour cette vue-là je pourrais à nouveau tout recommencer.

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