No man’s land : la Terre se suffit
PAMIRS – NO MAN’S LAND ENTRE LE KIRGHIZSTAN ET LE TADJIKISTAN
(extrait du voyage d’Audrey, donc parfois décousu)
Accompagnés de Pavel et Basia, avec qui nous roulons depuis 4 jours, on s’élance vers le massif Trans-Altai, superbe barrière blanche aux pics crénelés qu’il faudra franchir pour atteindre le Tadjikistan. La route est une longue ligne droite, propice à la contemplation silencieuse et ravie des géants qui nous font face. Tout autour, le vide des steppes, l’infini horizon qui dans son dénuement sans aspérités aucune fait paraître plus immense encore le cri sourd de la terre se hissant vers le ciel, drapée de neige et de glace, souveraine.
Après cette lente approche, une courte ascension et un bref passage à la frontière kirghize, on pénètre dans le no man’s land d’une vingtaine de kilomètres qui précède l’entrée au Tadjikistan : une ample vallée qui cisaille le massif de ses eaux diluées par les minéraux dont les traces blanches m’effraient. Les toutes petites pierres au creux de mes reins m’ont tant fait souffrir que j’ai peur de boire une eau si lourde et salée. On ne trouvera pas de source, il faut s’en contenter, et méfiante je n’avale que de toutes petites gorgées.
Le vent fouette nos visages nus, impérieux, glacial. On suspend notre lente ascension pour laisser à nos corps le temps de s’acclimater : au dessus de 3000 mètres, comme dans les Himalayas ou sur les plateaux kirghizes, il est préférable de dormir à maximum 500 mètres de plus que la nuit précédente. On campe dans le seul abri de fortune que l’on ait pu trouver, une bergerie dont il ne reste plus qu’un long mur démoli, la ruine nous protégeant un peu contre les bourrasques permanentes qui nous glacent le corps. La nuit tombe vite, et on mange dans nos tentes, emmitouflés dans doudoune et bonnet.
Une fois dans mon duvet, je peine à trouver le sommeil, épuisée mais transie : il fait -10, je ne trouve pas la bonne posture pour me réchauffer. A minuit, je m’éveille soudainement, le ventre secoué par une série de crampes. Oh non. Tout se dérègle, mon corps perd pied, je saigne, en avance, trop fort. Il faut sortir dans cette nuit si froide qu’elle brûle la peau, sortir et essayer de laver tout ça alors même que l’on manque d’eau, que le vent hurle, que je ne vois rien, et je m’accroche dans cette pierre au sol qui portait un mur autrefois, et comme lui je m’écroule, je pleure, laisse passer sur moi les caprices du temps, des cycles, de la vie qui passe et nous brusque, parfois.
Aurore. L’eau qui restait a gelé dans les gourdes. On est habitué maintenant, on a enfoui dans nos duvets le filtre, le téléphone, la pompe, pour qu’ils tiennent le coup.
On roule sur la terre durcie par le froid. A 9h, le thermomètre de Basia indique encore -4 C. Le ciel se charge d’une ouate étourdissante, tout est aride, rouge, strié d’ocres et de bruns, superbe.
Chaque fois que j’appuie sur ma pédale, contractant mes abdos pour parvenir à avancer, j’ai mal. Le ventre devenu centre, siphon, tout converge et s’y fond, je crains de voir ma coquille autour se fendre et le corps s’effondrer. Oui j’ai peur. De ne pas être à la hauteur quand on ne fait que grimper.
Ma tête chaude, mes mains gelées, je m’épuise à gravir encore ces lacets abimés, tout est poisseux, boueux, la route rouge me tient au sol, me courbe, trop loin ce fou col. Le sang coule et me lasse, rien ne passe, il faut pousser encore, baisser la tête serrer les lèvres sous les crampes et l’effort. Bordel. Ya rien qui marche. Je perds le souffle, c’est haut, 4100 quelques choses, je ne compte plus rien d’autres que les secondes qui passent et que j’égraine comme un mantra, jusqu’à dix et on recommence, dix c’est trop, je flanche, alors un deux trois un deux trois, valse croche je m’accroche comme j’peux tu vois.
Et oui soudain, la magie opère, comme on dit, l’indescriptible beauté m’opère, je me dis, elle me soigne et m’apaise. Je flotte. C’est fabuleux, éprouvant, mes crampes ont laissé place à un mal de tête diffus, un étourdissement. Je remonte sur mon vélo et jai le souffle corps : la pente ardue m’oblige à tout donner, mais si je force trop pour la grimper, je n’arrive plus à respirer. Alors je pousse, tranquille, émue aussi. Je sais qu’il faut mieux avoir son cadeau tendu au bout du corps, dehors, que tout au creux de soi.
Le vent s’intensifie, mes muscles souffrent. Fred au devant m’appelle, m’encourage patiemment. Et puis soudain, en cyrillique et à l’envers, se dresse le vertical signe annonçant : Tadjikistan. Kyzyl pass, 4285 mètres.
Tadjikistan! Je sens les larmes affluer, je n’en peux plus, ce pays tant rêvé, tant craint aussi, cette route refusée l’an passée, après le meurtre des quatre cyclistes vers lesquels voguent nos pensées.
Tadjikistan, ce drôle de monument qui n’est même pas la frontière encore, mais le sommet, la démarcation symbolique avant que plus loin on ne nous demande nos papiers. On se serre, à l’abri des bourrasques derrière la mince stèle, heureux, bouleversés, Pavel me demande une photo et puis prendra la nôtre.
Au dessus du poste frontière, le ciel s’agite, il neige, quelques flocons et soudain un rayon clair vient déchirer la masse blanche. Un néerlandais dans une jeep s’afflige, il vient de se faire soutirer 40$. Flûte, on fait des plans, s’insurge « on a déjà payé cher nos visas! », et une fois le tampon officiel dépose dans nos passeports, on essaye de se faufiler à gauche de la barrière dans passer par la dernière cabane où des trucs louches semblent se tramer. On se fait rattraper, et envoyer illico presto dans le minuscule bureau où trône un énorme samovar sur un poêle dans la chaleur vient soudain irradier. Hilare, le douanier nous mitraille de questions auxquelles je réponds dans mon russe amochée. Pas de petit billet exigé pour les cyclistes à l’étrange dégaine…
Pendant que Pavel et Basia passent à leur tour devant ce gai luron de douanier, Fred explore un peu plus loin un bunker à demi enfoui où nous pensions pouvoir mangé. Mais un troupeau de chèvres nous a devancé… On demande donc à deux militaires si l’on peut pique-niquer brièvement dans le bâtiment qui jouxte leur cahute, un sorte de hangar bien amoché où s’amoncellent bouteilles, emballages et crottes d’animaux. C’est le poste frontière en plus piteux état que l’on ait jamais franchi…. Mais les douaniers aussi charmants qu’enjoués nous offre de la vodka, du pain et du thé.
Ensuite, il y a aura cette traversée lunaire, les valeurs mystérieuses, le silence, le sable sous nos roues. Et la longue redescente jusqu’au lac Karakol, étendue scintillante, turquoise, d’où émergent des îles délicatement ciselées, et la beauté polit le spleen de tout à l’heure, le poids je veux dire, tout est plus léger soudain, une lente glissade contre le vent que désormais je me tiens prête à affronter.