Vallée de la Wakhan – Au Raz du sol
TADJIKISTAN, LA ROUTE DU PAMIR, FIN SEPTEBRE 2019
Marées de sable,
Le corps des heures pousse
L’esprit divague,
Échappée belle,
secousses.
On roule tous lentement,
Le nez à terre,
Au raz du sol.
La nature seule immense,
La nature dont on embrasse ensemble la beauté, la démesure, la rudesse et l’inclémence.
Qu’on soit par chance ou après des années de labeur pétris de muscles et de talent, qu’on porte sur nos cœurs, nos épaules ou nos montures, la charge tangible ou invisible de l’essentiel, survie, espoirs, qu’on avance sur un cadre léger ou un cycle d’acier, les pneus trop lisses ou cramponnés, quelques soient l’expérience, l’habileté, ou le nombre des années.
Ici
le territoire gomme et lime
Nos différences, nos forces,
Ici la terre nous replace
implacable
Au raz du sol.
Quelquessoient notre envie d’en découdre, nos failles et notre ténacité, quelques soient nos valeurs, nos tourments, qu’on soit ici pour vaincre, pour se perdre, se trouver, qu’on aime du voyage la lenteur contemplative ou la course zélée, le dépassement de soi ou sa quête morcelée,
Ici,
La nature reprend la mise
Sur notre volonté.
Quelques soient les raisons qui nous portent, secrètes ou incertaines, intérieures ou revendiquées, ces cris dedans qui nous déportent, ces lumières au devant qui nous emportent, qu’on fuit les teintes monocordes, la routine, un soi autrefois prisonnier, qu’on se batte contre les démons anciens, des vertiges ou du vent, qu’on vise un graal, une promesse, ou juste l’idée d’un destin,
On est tous,
Ici,
Dans la simple horizontalité
De l’humain qui avance,
Au raz du sol.
Fusionner avec sa monture, faire corps pour ne pas tomber, quand les roues tracent péniblement des sillons dans les marées de sables. Un long récit de pictogrammes que seuls pourront décrypter, les rares cyclistes qui juste qu’ici encore viendront s’aventurer, attentifs à cet étrange alphabet, à ces boucles sans ordre apparent qui définissent pourtant dans l’espace le futur de nos mouvements. Et alors, dans le sillage de ces empreintes qui sont la seule boussole qui vaille sur ce difficile chemin, on oscille, tient le cap en ligne droite puis d’une pression s’écarte, gravite un instant à flanc de falaise, entre les mottes chevelues et les buissons rasants, s’enfonçant dans la terre meuble quand le sable parfois disparaît. On suit la ligne la plus discrète, celle qui témoigne de la course possible d’une roue, de la trajectoire tenue et choisie, quand les encoches profondes, les balayages et les tranchées rappellent plutôt l’effort presque vain des vagabonds qui s’y sont enfoncés.
Kilomètre,
Après kilomètre.
Parcourir en une journée
Ce que sur une autre surface
Nous aurions sans souffrir
Tracé en deux heures concentrées.
À bout de bras,
De souffle.
Mais qu’est-ce que je fous ici, je suis si faible si dingue si stupide aussi, la colère trace sa place, un instant, quelques cris.
Ne pas lâcher,
Apprendre à être bien,
Ancré.e
Présent.e
Même quand le monde nous frappe de son austérité,
Même quand le corps s’épuise et voudrait s’échapper.
Mètre
Après mètre.
La carverne de son esprit
Comme le refuge dernier :
Bonheur, patience, idées.
Le sable nous aspire
Friction mouvante
J’inspire
Et pousse le vélo,
Repousse plaintes et fardeau.
Le sable est
L’inverse de l’eau
qui des millénaires l’a poli,
il en rappelle la disparition.
Le désert,
La peur la plus vive,
Cette brûlure en soi :
la soif.
Sur nos vélos qui pèsent déjà plus de 40 kilos chacun, nous portons dix litres d’eau. Aucune source, ici : en contrebas, le maigre filet d’une rivière asséchée au flanc blanchi de sel, avant cela, un lac qui tristement saumâtre nous nargue de ses tendres reflets.
Minéralité souveraine,
Pas un arbre une plante une âme vivante
A l’horizon infini,
Syngué Sabour, Pierre de patience,
Apprendre la lenteur et l’absence,
Apprendre à murmurer : merci.
Et écouter danser dans le vide l’écho :
Ici tu seras tout petit.
Ni brave ni pétri de talents
Ni dieu ni même simple aspirant.
Tu n’es pas au dessus des foules
Parce qu’un jour tu as pris le large
Pour t’extirper de la houle.
Tu n’es pas ce visage décomposé
Et ce corps trop faible,
Mais un élement de l’ensemble,
Éphémère et unique,
Pièce du grand puzzle fabuleux,
Être au monde : tu es au monde.
Alors, tout se replace, les cycles les rêves les choses, et on se sent heureux, infiniment heureux, au delà de tout ce qui entrave, portés par une force nouvelle, venue du fond des âges, du fond des hommes, par cette amplitude généreuse d’une Terre qui nous laisse souveraine la toucher l’embrasser tout entière,
Au raz du sol.