Pamir – Embrasser le vent

LA ROUTE DU PAMIR – TADJIKISTAN, COL AK BAITAL

Rouler contre le vent, ces rafales qui font ployer l’échine, le regard, le courage quelque fois.

Quelle est cette danse qui nous fait plier, ployer, pester, les muscles de la nuque douleureux, les cuisses contractées ?

D’autres valses, d’autres sens. Tête baissée la vue vient à manquer, ne reste que le sol défilant sous la roue à fixer. Oreilles gelées, les tympans bourdonnent trop du bruissement du vent pour encore écouter la musique discrète de l’immensité.

Abasourdis par le sifflement continuel, on ne peut se défaire de la rumeur éreintante que connaissent trop bien celles et ceux qui roulent dans ces vides infinis, où aucun obstacle en chemin ne vient adoucir quelque peu la puissance du vent : Carretera Austral, désert de Gobi, steppes kazakhs et autres abîmes de beauté et d’oubli.

Le vent, c’est l’ennemi. On craint ensemble la pluie la tôle ondulée les camions les tunnels le sable les chiens la glace les soleils ardents, mais le pire, le rival par tous et toutes honni, c’est certainement lui.

Sauf qu’haïr toujours épuise, suce la moelle et l’énergie.

Il faut

Apprendre

À accepter

Même ce qui se dresse envers et contre

La trajectoire de nos vies.

D’accord, à l’encre de mon carnet la leçon est claire comme l’unique voie à suivre, mais dans le concret complexe de nos réalités…

Je peine.

Essaye encore, en corps.

Alors on va vers ce qui nous refoule, la solitude de l’écrin dénudé où seul le vent s’agite. Rien ne sera facile, tiens, je te le donne en mille,

Mille fois tenter tomber se relever mille et une nuits encore à y rêver.

Est-on jamais plus en prise avec le souffle du monde que lorsqu’il nous arrache de l’avancée promise ? Que lorsque le corps lutte et se tend, pour ne plus avaler l’horizon filer sa ligne à travers une région, mais à l’inverse sentir passer en lui l’âme et la matière d’un lieu, englouti, traversé, par chaque mètre de territoire qu’il vient à rencontrer.

Et de cette lente mêlée, on ne gardera pas seulement ce défilé d’images envoûtantes et fugaces que le temps s’écoulant fera fondre un jour ensemble, mais des empreintes, marques saillantes, ces impressions, pressions sur le tendre de la chair, de l’esprit, qui longtemps coloreront autrement nos pensées et peut être même la marche de nos vies.

Les paupières demi closes, collecter morcelés quelques brefs instantanés qui n’auront pas de double photographiques pour nous les rappeler. Le vent terrible empêche toute prise de vue, et c’est très bien comme ça, se substitue à la crainte d’un futur amnésique la joie d’un présent pleinement célébré.

Être juste là, être pleinement au paysage qu’on nous dérobe, puisque le sable se soulève et vient par salves de baisers amers nous aveugler.

Lacs, crêtes blanches, froissures et méandres de roches. Route de la soie, tout petit soi, fragment à la fois d’une lignée d’humains et de la Terre, comme on sent ces denses liens dans ces lieux isolés, ces montagnes superbes qu’avant nous tant d’Hommes ont traversé, sans en changer la trame, sans rien construire qui ne brutalise ou bouleverse tout à fait les lignes et l’amplitude de ce désert d’altitude, trop rude, trop haut, trop isolé pour être investi tout à fait, et c’est mieux, et c’est un soulagement une joie un cri d’à notre tour parcourir sans laisser d’autres traces de ce passage extasié que le sillon éphémère de nos roues.

Où camper dans ce décor dépouillé, quand le ciel capricieux menace d’arracher notre mince tente ? On repère sur la carte un caravansérail dont on ne sait dater la construction, du ballet des processions qui autrefois s’y abritaient ne reste que l’odeur, persistante, que les animaux ont laissé : urine laine déjections. On s’installe d’abord dans la grande cours entourée de longues galeries, mais le vent du soir déclinant continue à tirer ses flèches vives, que la chute des degrés sous zéro rend encore plus pénétrantes. Étourdis, pétrifiés par le froid, on oublie vite les effluves lourdes et écœurantes pour se calfeutrer dans une petite écurie, une des seules pièces dont le toit voûté ne s’est pas encore écroulé, entre crasse et beauté, relents de crottin et souvenirs des caravanes passées.

Au réveil, il fait encore -5 C, les doigts gourds et le corps transi, les gestes routiniers pour replier le campement, préparer le déjeuner au réchaud et huiler les vélos sont lents. Nos réserves d’eau sont presque épuisées, et le mince filet que l’on aperçoit à une centaine de mètres, dans le lit pierreux de la rivière asséché, semble gelé. Ça devrait aller pour la vingtaine de kilomètres qui nous séparent encore du prochain ruisseau, juste avant le début du col.

Tout est calme, épuré, le vent puissant d’hier est devenu une brise légère qui nous pousse, comme une tape d’encouragement affectueuse et pudique. Heureux, sereins, légers, on zigzague sans presse entre les bosses et les aires sableuses pour trouver notre voie sur le sentier.

Soudain, la pente s’incline. Ak Baital, en ligne de mire, 4655 mètres d’altitude.

Je me souviens comme avant le départ cela nous semblait peu fou, inatteignable presque, de le gravir sur nos petits vélos. Après les 5416 mètres du Thorang La sur le circuit des Annapurnas, franchis à pied, ce sera finalement*** le plus haut point atteint à vélo de notre longue boucle eurasiatique.

Patience, mesure, contemplation : le souffle est court, mesuré, mais le paysage nous enivre de sa grâce éthérée, vapeurs, cendres, glaciers, et nos corps tiennent la danse, désormais habitués à évoluer au dessus de 4 000 mètres, trouvant leur rythme dans cette souple montée. Quelle émotion au sommet ! Oh bonheur !

La bascule de l’autre côté nous réserve le plus fabuleux des présents : on s’extirpe du monde minérale et glacé pour pénétrer une page fascinante, peinte de chaudes couleurs dont on vient à douter de l’épaisseur et de la réalité, tant ces plissures rouges, violines, ocres et mordorées frappent et consument le regard de leur dingue beauté.

Debout, suspendus au sublime offert à la portée, on célèbre le monde d’un Thermos de thé, on sautille et chante pour se réchauffer, quelques noix, une pomme, la joie et la liberté.

Et la descente jusqu’à Murghab comme le flottement magique d’un bateau ivre, oh grâce, virtuosité, cette fois le vent ami qui caresse et galvanise notre course, 65 kilomètres à folle allure à travers les nuances et les plis d’un fascinant tableau, sans batterie qui demeure ni désir même de briser l’envol pour de saisir des photos, être là, être là simplement, en extase, en suspens, il n’y aura de cette marche lunaire dans l’un des plus fabuleux endroits que l’on ait traversé que 5 brefs clichés, précieux comme la pellicule chérie encore et les récits qu’un jour ensemble au coin du feu on aimera conter.

*** On avait prévu, rêvé très fort de pédaler sur la mythique route Manali-Leh, dans l’Himalaya indienne, avec 3 passages à plus de 5000 mètres. Normalement, le col de Kuzum, permettant d’accéder à cette route depuis la vallée de la Spiti, ouvre en mai ou en juin au plus tard. On a attendu 2 semaines à sa porte, pédalant les cols et les vallées alentours, à plus de 4000 mètres, jusqu’à se résoudre à faire demi tour debut juillet car glissement de terrain sur 20 km et tempête de neige tardive empêchaient encore l’accès, devant alors faire un demi tour de 500km à travers la magnifique Spiti Valley. On garde ce rêve bien au chaud pour l’avenir (un site long périple en Asie Centrale / Chine / Pakistan / Inde / Népal), avec un meilleur équipement pour rouler en montage !

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